Chars et couvre-feu à Montréal : la crise d’octobre

Aujourd’hui, j’ai envie de vous raconter un bout d’histoire canadienne  et plus précisément québécoise : la crise d’octobre. Tout commence en 1963, dans la province de Québec, Canada, en pleine Révolution Tranquille dans la belle province. La Révolution Tranquille ? Pour simplifier à l’extrême, c’est le réveil du Québec qui sort un peu de son traditionnalisme catholique pour se lancer tête la première dans l’urbanisation et l’industrialisation. Haut fait de cette période : la nationalisation par René Lévesque des sociétés privées d’électricité pour en faire Hydro-Québec, véritable moteur économique de la province. Si ça t’intéresse (et je le conçois tout à fait), tu cliques là pour aller sur Wikipedia. Donc le Québec se modernise et favorise en parallèle la montée du nationalisme québécois. Galvanisés par ce mouvement, Gabriel Hudon, Raymond Villeneuve et Georges Schoeters décident de créer le FLQ, le Front de Libération du Québec.

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Le mouvement souhaite créer une insurrection pour renverser le gouvernement du Québec afin de mettre en place un Etat socialiste. Entre braquages de banques et plasticages, la situation se tend, on compte 5 morts et des blessés. On ne sait pas vraiment combien d’actions ils ont mené, on sait qu’ils ont attaqué la Bourse de Montréal, ils avaient le projet d’aller faire péter la Statue de la liberté et deux d’entre eux auraient été croisés dans un camp d’entraînement en Jordanie, se préparant à déclencher une guérilla urbaine au Québec. Oui, les jeunes qui partent s’entraîner au Moyen Orient, c’est carrément pas nouveau.

Paul Rose, un des leaders du FLQ
Paul Rose, un des leaders du FLQ

Bref, les Québécois avaient investis la lutte armée d’extrême gauche bien avant les Bande à Baader, Action Directe ou les Brigades Rouges. Mais en octobre 70, tout bascule. Le FLQ arrête braquages et plasticages pour se lancer dans l’enlèvement et commencent avec James Richard Cross, un commissaire commercial britannique. Puis 5 jours plus tard, ils kidnappent le Vice Premier Ministre et ministre du travail Québécois, Pierre Laporte. Pour les libérer, ils demandent le pack classique : libérations de prisonniers politiques, beaucoup d’argent, la diffusion de leur manifeste, un avion et une amnistie. Sauf que tout ne se passe pas comme prévu : Pierre Laporte meurt accidentellement (apparemment en sautant d’une fenêtre lors d’une tentative d’évasion mais ça ne reste que la version du FLQ, on ne saura jamais si c’était vrai ou non).

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Le corps de Pierre Laporte retrouvé dans le coffre d’une voiture

Ok, Nina, allez-vous me dire, c’est intéressant ton histoire mais pourquoi tu nous racontes ça ? Parce que suite à ces enlèvements, le Premier Ministre du Québec, Robert Bourrassa et le maire de Montréal (Jean Drapeau) demandent de l’aide au Premier Ministre Fédéral, Pierre Elliott Trudeau (Trudeau comme le Premier Ministre Fédéral actuel, oui, parce qu’en fait, Justin, c’est son fils). Ni un ni deux, Trudeau promulgue la loi sur les mesures de guerre donnant des pouvoirs étendus à la police. En gros : couvre-feu, chars dans les rues de Montréal, 450 arrestations donc beaucoup qui n’avaient strictement rien à voir avec le FLQ, beaucoup d’artistes, des journalistes, qui se retrouvent en prison ou en cavale parce que… Parce que. Vous me voyez arriver avec mes gros sabots ou pas ?

L'état d'urgence décrété lors de la crise d'octobre au Québec

Si je choisis de faire mon historienne aujourd’hui, c’est pour vous expliquer que l’Etat d’urgence cache en son sein bien plus de mal que de bien. Si l’histoire du terrorisme québécois s’est arrêté là, l’indépendantisme choisissant désormais la voie démocratique (le parti Québécois, souverainiste, gagna les élections suivantes, ce qui entraîna le 1er référendum sur l’indépendance en 80), il reste dans la société québécoise un réel traumatisme. Peur des terroristes multipliée et peur des arrestations arbitraires. Qu’on nous encourage à ne pas sortir de chez nous en situation de danger, ok, même s’il aurait été plus malin de fermes les boutiques et le métro comme à Bruxelles (petite pensée pour les salariés du 14 novembre qui sont allés bosser). Qu’on donne des pouvoirs accrus aux services de police et aux politiques, là, je commence à faire sacrément la gueule. Oui, on vous l’annonce sans trembler, on va réduire vos libertés et même ne plus respecter les Droits de l’Homme mais c’est pour notre bien. D’ailleurs, regardez toutes ces arrestations et gardes à vue qui ont permis de démanteler des cellules terroristes… Ah non, en fait. On en profite plus pour liquider les affaires courantes et tenter de cacher sous le tapis la colère des citoyens en interdisant les manifs. Parce que tous ces gens au même endroit, c’est dangereux. Par contre, continuez à fréquenter les centres commerciaux, prendre le métro ou dépenser vos sous au marché de Noël, promis, on veille au grain.

Affiche lors d'une manif au Québec lors de la crise d'octobre

Réduire nos libertés pour nous protéger ? Quelle jolie fable. Depuis la fameuse loi renseignement, les morts par attentat en France ont quasi été multipliés par 10. Mais la pilule continue de s’avaler sans trop de protestations. Parce qu’on est en France et que quand même, ça va, c’est la démocratie, ça n’embêtera que ceux qui ont quelque chose à se reprocher. Des bavures ? Oui ça arrive mais c’est aussi ça, la guerre [contre le terrorisme], y a toujours des victimes collatérales mais c’est pour notre bien. Dormez citoyens, la police veille. Bon, on n’est pas à l’abri qu’elle vous tire du lit à 4h du mat car elle s’est trompée d’appart mais les dommages collatéraux… Si j’ai choisi l’exemple du Québec, c’est pour montrer à quel point, même dans une démocratie, on n’est jamais à l’abri de perdre notre liberté, un droit pourtant fondamental. Mais les dictatures, quelles qu’elles soient, n’arrivent jamais du jour au lendemain, tout arrive lentement. Habituez-vous à renoncer à vos libertés et le jour où un parti moins démocrate arrivera au pouvoir, il sera trop tard pour s’indigner (et ça peut arriver, arrêtons de nous mentir) (tiens, un petit top 10 des dictateurs les mieux élus)

Coucou, moi aussi, j'ai été élu (j'ai pas mis Hitler pour éviter le point Godwin même si je trouvais l'exemple plus pertinent)
Coucou, moi aussi, j’ai été élu (j’ai pas mis Hitler pour éviter le point Godwin même si je trouvais l’exemple plus pertinent)

Je finirai cet article en citant Edward Snowden, vous savez, ce lanceur d’alerte qui nous a informé des écoutes massives et ce, sans grande réaction in fine de la part des citoyens. “Les gens disent que ça ne les gêne pas les écoutes car ils n’ont rien à se reprocher. Imaginez que vous soyez dans un bar avec un ami et qu’une personne vient s’installer à votre table pour écouter votre conversation… Là, ça ne vous gêne toujours pas ?”.

Faites comme si j'étais pas là...
Faites comme si j’étais pas là…

Alors, la sécurité, c’est plus important que tout ?

13 réflexions sur “Chars et couvre-feu à Montréal : la crise d’octobre

  1. Super article (euh… j’ai beaucoup aimé les autres, aussi), j’ignorais totalement l’exemple québécois. Merci beaucoup!

    D’autant que le tout sécuritaire revendiqué par beaucoup n’est pas un gage d’efficacité. Comme l’observait Snowden, les appareils d’Etat préfèrent la collecte massive des données à leur ciblage, privilégient leur stockage tout aussi massif à leur analyse. De fait, malgré – ou à cause de – l’espionnage global des citoyens, les risques de louper, dans ce magma d’informations, les indices d’une attaque sont tout sauf négligeables.

    Et quitte à embrayer sur le point Goudouine: Hitler n’a jamais été élu. Nommé Chancelier par le Président du Reich à l’issue de diverses combinaisons politiciennes tenant compte du poids politique du parti nazi en 1933, oui, mais pas élu (je ne parle pas des « élections » suivantes, toutes viciées par l’instauration d’un régime d’état d’urgence en février-mars 1933, dans la foulée de l’incendie du Reichstag).

    1. Oui, tu as raison pour Hitler. En fait, j’ai hésité avec Erdogan aussi mais je sais pas si son visage est aussi connu que celui d’Al Assad et la situation turque est très complexe… J’ai choisi la facilité (parce que bon, Al Assad, il a été « élu », on va pas se mentir, il a hérité du royaume de papa après que la Constitution ait été modifiée pour qu’il puisse récupérer le poste tranquillou).

      Pour le Québec, j’avais fait mon mémoire sur la belle province mais sur une période plus tardive (92-2001) sur la question souverainiste. J’avais hésité avec la période terroriste, je regrette un peu de pas l’avoir choisie aujourd’hui… Ce qui est drôle, c’est que je voyais cette crise apparaître en filigrane dès qu’on parlait de Trudeau, vu comme un vrai traître pour les Québécois (il était né au Québec) suite à la crise de 70 puis à son projet de Constitution de 82. D’ailleurs, le Canada a une constitution anticonstitutionnelle depuis (pas ratifiée par le Québec donc pas valable et depuis, ils s’arrachent les cheveux sur le sujet). En fait, l’histoire du Canada est extrêmement intéressante.

      Plus récemment, j’ai vu un parallèle assez fort entre les manifs sur la réforme de l’université qui avait eu lieu en 2012 et qui avaient été réprimés sévèrement, déclenchant l’indignation internationale dont française. Ces mêmes Français qui ont été indignés par les manifestants de dimanche. J’ai prévu d’écrire un article sur « ce qui se passe ailleurs est grave, ce qui se passe chez nous, ça passe », un truc comme ça (pas écrit donc j’ai pas encore bien réfléchi au titre). Sur Slate, un mec avait parlé de ça en évoquant une sorte de snobisme géopolitique en mode « pardon mais je suis cultivé, MOI, je m’intéresse à ce qui se passe à l’étranger » (c’était relatif aux attentats du Liban). Article qui m’a bien parlé vu que j’ai réalisé que j’étais totalement une snob géopolitique.

      1. Bien vu, sur les « snobs géopolitiques » (dont je suis, arg). L’article de Slate, ce n’est pas celui intitulé « C’est aussi la faute des lecteurs »? En tous les cas, j’ai bien hâte de lire ta contribution.

        En toute hypothèse, les exemples de démocraties de façade ne manquent pas, des « démocraties populaires » à Star Wars Episodes II et III, et j’y inclus effectivement Erdogan, sans parler de la dynastie el-Assad. Mais je réalise surtout mon ignorance crasse de l’histoire du Canada. Bonne résolution pour 2016: combler ça.

        En attendant, je me suis penché sur la Constitution du Canada. Quoique le Québec ne l’ait pas ratifiée, elle semble tout de même s’y appliquer dans la mesure où une telle absence de ratification ne paraît pas susceptible de faire obstacle à son entrée en vigueur sur l’ensemble du territoire canadien. Mais les circonstances de son acceptation (l’autre « Nuit des Longs Couteaux ») sont passablement hallucinantes… Je vais essayer de collecter quelques bouquins.

        1. Ah oui pour Slate. Merci, je devais le rechercher pour mon article (pas écrit), tu m’as fait gagner du temps 😉

          Pour le Canada, c’est vrai qu’on en parle plus pour quelques petits faits (petite affection ici pour le Québec car ils parlent français) mais c’est vrai que quand je raconte un peu certaines histoires, les gens sont toujours étonnés, ils ne savaient rien. Moi même, avant de me lancer dans ma maîtrise, je me doutais pas que j’allais tomber sur tous ces imbroglios constitutionnels. En terme de stratégie politique, c’est extrêmement intéressant : il n’y a pas de dates données pour des élections législatives : chaque gouvernement est élu pour 5 ans max, le Premier Ministre est donc libre de déclencher les élections jusqu’à cette limite. Comme il est mal vu d’aller au bout des 5 ans, ils doivent les déclencher au moment où ils se sentent le plus forts pour remporter l’élections suivante. Il peut y avoir aussi certaines circonstances qui peuvent précipiter les élections comme la démission du Premier Ministre pour des raisons de santé (Brian Mulroney, les élections qui ont suivi ont été un vrai naufrage pour son parti). Pareil pour le référendum de 95 : le Premier ministre Québécois a annoncé ce référendum dès son arrivée au pouvoir mais a attendu que les sondages soient favorables pour le lancer. La question était très compliquée ( les Canadiens ont fait pas mal de blagues dessus lors du référendum en Ecosse qui avait une question très simple en mode « ah ben voilà les Québécois, fallait poser cette question là »), il y a eu énormément d’analyse de la question. En gros, ils demandaient pas si les gens étaient pour ou contre l’indépendance mais s’ils étaient d’accord pour autoriser le gouvernement Québécois à entamer des négociations avec le gouvernement fédéral Canadien.

          Pour la Constitution, le problème est surtout sur les votes à l’unanimité et le droit de veto. Avant 82, le Québec avait un droit de veto alors que la Constitution de 82 prévoit que certains projets de loi requièrent l’unanimité des 10 province, octroyant de facto à toutes les provinces ce fameux droit de veto et niant donc le statut particulier du Québec qui refuse donc puisqu’ils estiment que la protection de la langue et culture française doit leur permettre d’obtenir plus que les autres provinces qui n’ont pas cette problématique. Ils ont essayé de faire quelques aménagements depuis pour que tout le monde soit content mais échec à chaque fois.

  2. Merci, c’est très clair. Plus clair, en tous cas, que la question soumise à référendum en 1995: « Acceptez-vous que le Québec devienne souverain, après avoir offert formellement au Canada un nouveau partenariat économique et politique, dans le cadre du projet de loi sur l’avenir du Québec et de l’entente signée le 12 juin 1995 ? » Hem…

    Mais du coup, une telle question se comprend tout à fait dans le cadre des polémiques constitutionnelles relatives à la « souveraineté » et son corollaire, le droit de veto. En 1995, on recherche un compromis qui maintienne en état l’union canadienne (sous forme de « partenariat économique et politique »), tout en instaurant un statut spécifique au Québec (la « souveraineté »).

    Quitte à ce que j’enfonce une porte ouverte, le Canada donne l’impression d’avoir mêlé à un parlementarisme d’inspiration britannique (avec ses exigences et ses imprécisions) un fédéralisme qui serait bien ordinaire s’il ne butait sur la problématique québécoise.

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